Agir en justice contre les abus sexuels sur des enfants perpétrés par des soldats de la paix - Synthèse du rapport
Le problème généralisé et persistant de l’exploitation et des abus sexuels par les soldats de la paix a été bien documenté au cours des dernières années. La plupart des cas les plus dérangeants ont concerné des enfants. Des soldats de la paix du Sri Lanka, d’Uruguay, de France, du Pakistan et d’autres pays ont été impliqués dans des crimes en Haïti, en République centrafricaine, en République démocratique du Congo et ailleurs.
Les pays contributeurs de troupes (PCT) se sont montrés largement incapables d’empêcher les abus, de poursuivre les coupables ou d’accorder des réparations aux victimes/survivant·e·s. Le rôle des Nations Unies a aussi été critiqué, ce qui a entraîné de vastes réformes internes.
Une grande partie de l’analyse réalisée à ce jour s’est concentrée sur les lacunes des différents mécanismes destinés à empêcher, poursuivre et réparer les cas d’abus. Il s'agit notamment des structures de contrôle des missions de maintien de la paix, des fonctions de protection des agences des Nations Unies, des procédures d’enquête des pays contributeurs de troupes, du Bureau des services de contrôle interne des Nations Unies, des systèmes de justice pénale des PCT et des pays hôtes, et des structures d’aide aux victimes/survivant·e·s.
Lorsque ces mécanismes ne fonctionnent plus, les victimes/survivant·e·s, leurs familles, les ONG et les avocat·e·s qui les représentent se sont parfois tournés vers les tribunaux. À ce jour, les procédures engagées par les enfants victimes/survivant·e·s d’abus sexuels commis par des soldats de la paix ont cependant fait l’objet de peu d’analyses. L’étendue et l’efficacité de ces poursuites, les obstacles auxquels les victimes/survivant·e·s font face et les nouvelles possibilités qui s'offrent à eux sont au cœur de ce rapport. En voici les principales constatations.
Absence de contentieux
Une analyse documentaire approfondie et des entretiens menés par les équipes de recherches multilingues de REDRESS et le cabinet d’avocats White & Case n’ont trouvé qu’un nombre très faible d’affaires portées par les victimes/survivant·e·s devant la justice pour des cas d’abus sexuels sur les enfants commis par les soldats de la paix (moins de 10). Bien qu’il soit possible que l’étude menée n'ait pas permis de localiser certains cas, il semble évident que, malgré la fréquence des abus sexuels sur les enfants commis par les soldats de la paix et l’accent mis sur les exploitations et les abus sexuels commis par ces derniers d’un point de vue académique et politique, les poursuites ont été un outil relativement peu utilisé jusqu’à présent par les avocats et les ONG qui cherchent à traiter le problème.
Obstacles à la redevabilité et à la réparation
Les résultats des études de cas présentés dans le rapport confirment l'opinion répandue selon laquelle les abus sexuels commis sur des enfants par des soldats de la paix restent très souvent impunis, et les victimes/survivant·e·s se retrouvent dans la plupart des cas sans aucune forme de réparation. Dans chacune des études de cas, les auteurs présumés n’ont pas été condamnés ou ont fait l’objet de sanctions plus légères que ce que leurs crimes méritaient. Dans aucun de ces cas, les victimes/survivant·e·s n'ont reçu l’entière réparation à laquelle ils avaient droit. Les avocats et les ONG questionnés ont reporté à plusieurs reprises que leurs clients n’estimaient pas avoir obtenu justice.
Les études de cas identifient un certain nombre d’obstacles qui empêchent les auteurs d’abus sexuels sur les enfants d’être tenus responsables et les victimes/survivant·e·s d’obtenir réparation.
Un facteur clé a été la qualité des enquêtes, les recherches de preuves par les PCT étant souvent retardées ou limitées en raison de l’absence d’enquêteur·rice·s correctement formé·e·s, comme à Haïti par exemple. Les personnes interrogées ont rapporté qu'en République centrafricaine, les enquêtes dirigées par les Français étaient parfois menées sans la présence de spécialistes des crimes impliquant des mineurs, de professionnel·le·s de la santé mentale, ni aucune assurance que les enfants seraient placés en lieux sûrs.
Les immunités et les juridictions exclusives des PCT ont constitué un autre obstacle significatif, par exemple, pour les tentatives de poursuites de soldats de la paix pakistanais pour des crimes commis en Haïti. Dans l’ensemble des études de cas étudiés, toutes tentatives de poursuites pénales dans les pays d’accueil des troupes ont été bloquées par l’Accord de statut des forces ou par les immunités, et les seules poursuites pénales qui ont eu lieu se sont déroulées dans les pays contributeurs de troupes. Ceci a ouvert la voie à un éventail d’autres difficultés, notamment l’incapacité des victimes/survivant·e·s à participer aux poursuites juridiques dans les pays étrangers, par exemple en République démocratique du Congo, un manque de compétences des systèmes juridiques des PCT (également en République démocratique du Congo), des difficultés à accéder et à rassembler des preuves et l’absence de volonté politique dans les PCT à poursuivre leurs propres soldats, comme au Sri Lanka.
L’absence de transparence dans les processus de poursuite, en particulier dans les procédures des cours martiales militaires, représente un autre obstacle significatif à l’accès à la justice. Dans la plupart des études de cas, il a été impossible de déterminer si et comment les auteurs étaient poursuivis et sanctionnés. Même lorsque ceux qui ont cherché à déterminer l’issue des affaires ont invoqué le droit à la liberté d’information, ils n’ont pas obtenu gain de cause.
Un ensemble de réformes politiques, des pratiques et législations dans les pays contributeurs de troupes et au sein des Nations Unies est nécessaire pour lever ces obstacles à la reconnaissance de redevabilité et à la réparation. Il s’agit notamment d’améliorer la rapidité et la qualité des enquêtes et l’adoption d’une approche plus centrée sur les victimes/survivant·e·s ; il s’agit également d’amender les lois et les procédures pénales des pays contributeurs de troupes afin de les rendre adaptées aux poursuites des crimes à l’étranger ; améliorer la transparence et la participation des victimes/survivant·e·s dans les poursuites ; suspendre le déploiement des troupes de soldats de la paix des PCT qui sont incapables ou réticents à poursuivre les auteurs d’abus sexuels sur les enfants ; et dissiper les malentendus courants sur l'immunité des personnes associées aux Nations Unies.
Litige stratégique en matière d’abus sexuels sur des enfants commis par des soldats de la paix
L'un des moyens de faire aboutir ces réformes nécessaires consiste à recourir au litige stratégique. Le recours au litige stratégique dans le contexte du maintien de la paix, avec le but à la fois d’obtenir réparation et d’agir de façon continue en faveur d’une réforme structurelle, pourrait provoquer rapidement les changements de politiques et des attitudes nécessaires pour une redevabilité substantielle et la prévention de futurs abus.
Le litige stratégique dans le contexte du maintien de la paix ferait appel à diverses techniques utilisées par la société civile, notamment les actions de plaidoyer, l’engagement des communautés, le renforcement des capacités et la conduite de campagnes, en accompagnement du travail sur les affaires juridiques elles-mêmes. Il viserait à produire une série d'effets allant au-delà des cas en cours, notamment en modifiant les cadres juridiques relatifs à la juridiction et aux immunités, en dissuadant les soldats de la paix de commettre des abus à l’avenir, en améliorant les politiques internes de surveillance et de formation, en travaillant en partenariat et en collaboration pour mettre en œuvre les stratégies proposées, en réduisant la stigmatisation et en encourageant davantage de victimes/survivant·e·s à signaler les abus. Ces mesures renforceraient également le droit des victimes/survivant·e·s à un recours et favoriseraient la réalisation de l'objectif 16 des Nations Unies en matière de développement durable en améliorant l'accès à la justice et en renforçant la redevabilité des institutions.
Il existe un certain nombre de voies juridiques envisageables pour tenter de remédier aux abus sexuels sur des enfants commis par des soldats de la paix par le biais de litiges. Ceux-ci vont d’actions contre les auteurs, comme l'engagement de poursuites pénales et l'introduction d’actions civiles directes (notamment les actions en recherche de paternité), à des actions contre les PCT telles que les poursuites civiles devant les tribunaux nationaux des pays en question ou les poursuites contre ces PCT dans les organismes régionaux et internationaux de défense des droits de l'homme. Les affaires contre les Nations Unies représenteraient un plus grand défi en raison de la grande portée de ses immunités.
Les techniques qui ont été développées dans d'autres domaines, comme par exemple pour la poursuite au niveau national de crimes internationaux en utilisant la compétence universelle ou l'exécution de décisions internationales des jugements civils en matière commerciale, pourraient être utilisées ici afin d’obtenir justice pour les victimes/survivant·e·s. Elles demanderaient une plus grande coordination entre les avocat·e·s et les ONG des pays hôtes et des pays contributeurs de troupes.
Les organismes régionaux et internationaux de défense des droits de l'homme, en particulier, disposent de moyens encore inexploités pour obliger les États à rendre compte de leurs manquements en matière de prévention, de poursuite et de réparation des abus sexuels commis sur des enfants par des soldats de la paix. Les principaux organes possibles seraient notamment le Comité des droits de l'enfant des Nations Unies, le Comité africain d'experts sur les droits et le bien-être de l'enfant, le Comité des droits de l'homme des Nations Unies, la Commission et la Cour interaméricaines des droits de l'homme, la Cour européenne des droits de l'homme, les organismes régionaux africains des droits de l'homme et le Comité contre la torture, entre autres.
Une approche fondée sur les droits humains
Si les obligations des Nations Unies en matière de droits de l'homme visant à empêcher et à réparer les abus sexuels commis sur des enfants par des soldats de la paix ont été identifiées dans des analyses telles que l'Examen indépendant de 2015 sur l'exploitation et les d’abus sexuels commis par les forces internationales de maintien de la paix en République centrafricaine, en revanche, les obligations des PCT en matière de droits de l'homme dans ce contexte ont reçu moins d'attention.
Les abus sexuels sur des enfants commis par des soldats de la paix et l'incapacité des institutions à les en empêcher, à les poursuivre et à y remédier impliquent toute une série de droits prévus par des traités tels que la Convention relative aux droits de l'enfant, la Convention sur l'élimination de toutes les formes de discrimination à l'égard des femmes, le Pacte international relatif aux droits civils et politiques, la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, et les traités régionaux relatifs aux droits de l'homme. Les droits pertinents à cet égard comprennent les droits des enfants à être protégés contre les abus sexuels, les droits des femmes à être protégées contre l'exploitation et les abus sexuels, le droit à la vie privée, l'interdiction de la torture, les droits à la vérité et à un recours efficace et à des réparations. Il existe également un large éventail de droits non contraignants qui sont largement acceptés par les États et qui offrent des indications sur la manière d'enquêter sur les violences sexuelles, la torture et d'autres crimes. Il est vrai qu’il existe des obstacles juridiques à ces recours, notamment en matière d'attribution et de compétence, mais la jurisprudence existante démontre qu'ils peuvent être surmontés.
Les normes en matière de droits humains constituent un cadre essentiel pour évaluer les succès ou les échecs des Nations Unies et en particulier des pays contributeurs de troupes dans la prévention, la poursuite et la réparation des abus sexuels commis sur des enfants par des soldats de la paix. Il faut faire davantage pression sur les décideurs politiques pour qu'ils veillent à ce que les structures institutionnelles chargées d’empêcher, de poursuivre et de réparer les abus sexuels commis sur des enfants par des soldats de la paix respectent ces obligations en matière de droits humains. Un objectif clé pour les avocats et les ONG qui s'engagent dans des litiges stratégiques devrait être de veiller à ce que les cours et tribunaux nationaux et internationaux imposent ces normes aux individus et aux États.
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