Citoyens silencieux

Extrait traduit de notre publication ‘Silence’.

letter in the shape of a speech bubble with two overlapping wood boards in the shape of speech bubbles and yellow streak
 
 

“Who is heard and who is not defines the status quo. Those who embody it, often at the cost of extraordinary silences with themselves, move to the centre; those who embody what is not heard or what violates those who rise on silence are cast out. By redefining whose voice is valued, we redefine our society and its values.”
— Rebecca Solnit

Nous vivons dans un monde dirigé par les adultes avec des règles établies par des adultes, mais ce sont les enfants d’aujourd’hui qui hériteront dans les années à venir des conséquences des décisions politiques des adultes, bien qu'ils n’aient aucun droit de parole en ce qui concerne ces prises de décisions. 

Dans l’optique de mettre tout le monde sur un pied d’égalité, demander le droit de vote universel vient naturellement à l’esprit. Or, il n’y a rien d’universel à cela car, ne concernant que les citoyens adultes, les enfants, qui représentent presque un tiers de la population mondiale, sont exclus de l’équation. 

Le droit de vote pour les enfants, en revanche, ferait exactement ce qu’il décrit mais se heurte à un mur de résistance. Il n’existe aucun pays au monde qui autorise les moins de 16 ans à voter aux élections nationales et seulement une minorité autorise le droit de vote aux enfants entre 16 et 18 ans aux élections nationales ou municipales. Les défenseurs du statu quo peuvent bien déclarer que les enfants sont trop jeunes pour voter ou qu’ils ne comprennent pas le monde politique, mais cela va bien plus loin que ce qui n’y paraît comme l’a judicieusement fait remarquer un journaliste : « plus de pouvoir pour les enfants signifie moins de pouvoir pour les adultes ». 

La situation actuelle ne fait pas seulement paraître le droit de vote comme un club réservé aux adultes, mais elle montre aussi le mépris envers les enfants et les jeunes et sur ce qu’ils ont à dire, que même les adultes à qui il ne reste que quelques années à vivre ont plus à dire sur la façon de diriger le monde de demain que les enfants qui leur survivront. La vérité c’est que cette préférence accordée aux adultes dans les sociétés contemporaines existe car elle a été mise en place par des adultes et pour des adultes. Les enfants sont démunis parce qu'ils ne sont légalement pas habilités à défier les conditions qui les excluent de ces prises de décisions dès le départ. 

Mais au lieu de retomber dans l’éternel cliché selon lequel les enfants doivent être vus mais pas entendus, posons-nous avant tout les questions qui dérangent, dans l’espoir qu’elles nous pousseront à réfléchir différemment sur une injustice qui a bien assez duré. Après tout, puisque les adultes savent vraiment ce qui est le mieux, alors les réponses devraient être évidentes. 

Des sujets qui nous concernent tous

Comme pour toutes les problématiques sur les droits humains, commençons avec ce qu’ils ont à dire sur le sujet. Conformément aux lois internationales relatives aux droits de l’enfant, ceux-ci ont droit à la liberté d’expression comme tout un chacun, ce qui signifie qu’ils peuvent exprimer leurs opinions sur absolument tous les sujets. Mais du fait de leur jeune âge - et du principe général selon lequel les enfants sont moins capables que les adultes de prendre des décisions ou de formuler des opinions - la probabilité que leurs opinions seront prises en considération est extrêmement faible. Pour cette raison, les enfants sont les détenteurs d’un droit additionnel, celui d’avoir une opinion, aussi appelé le droit à être entendu et, selon leur âge et maturité, cette opinion peut être prise en compte pour toute question ou procédure les concernant. L’objectif de ce droit est d’offrir aux enfants un plus grand contrôle et une plus grande liberté d’action à mesure que s’affirme leur capacité à prendre leurs propres décisions. 

Cependant, un point contentieux de ce droit est d’estimer ce qui va vraiment « toucher » aux enfants. Des questions telles que les litiges relatifs à la garde des enfants ou leur représentation en justice en sont des exemples évidents. Mais qu’en est-il des questions ou des procédures qui ne sont pas communément considérées comme pouvant « toucher » les enfants, mais qui le sont pourtant indéniablement ? Les programmes d’éducation sexuelle ont une influence sur ce que les enfants savent, apprennent et pratiquent en matière de santé sexuelle, de relations et de consentement ; la légalité sur les châtiments corporels touche à la protection des enfants contre les coups portés par les adultes ; l’âge minimum du droit de vote a des conséquences sur le fait que les enfants ont intérêt à prendre part au développement de leur société ; les lois de prescription pour les plaintes pour abus sexuel offrent la possibilité aux enfants victimes d’avoir recours à la justice ; et même les problèmes sur lesquels travaillent les ONG pour les droits des enfants peuvent avoir des conséquences sur la façon dont ils sont perçus et traités. 

Il est évident qu’il existe bien plus de problèmes qui touchent les enfants que ce que nous pensons mais leur avis n’est jamais sollicité, du moins pas systématiquement et définitivement pas pour des questions plus générales. Les politiques environnementales et le changement climatique ne concernent-ils pas les enfants qui vivent sur cette planète tout autant que les adultes ? Des questions relatives aux politiques de santé comme le respect de la vie privée, le consentement ou bien l’accès à l’information ne concernent-elles pas les enfants qui ont accès aux mêmes services que les adultes ? Et qu’en est-il de l’élection de représentants politiques pour agir dans les intérêts de leurs électeurs, seuls les citoyens adultes devraient être représentés ? 

Nous ne devrions pas penser que parce que quelque chose ne touche pas uniquement les enfants, cela ne les touche pas du tout. Au contraire, si cela nous concerne nous en tant qu’humains, alors cela nous concerne tous, y compris les enfants. 

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Combien pèse l’opinion des enfants ? 

Ce n’est pas une question abstraite. Ce n’est pas non plus une question concrète, car nous n’avons jamais vu une recette pour la prise de décision attribuant des unités de poids aux opinions des enfants, ni même les opinions de quiconque. L’idée provient de la loi sur les droits de l’enfant qui impose de prendre « dûment en considération » les opinions des enfants. Comme expliqué plus haut, cela doit être mis en place selon l’âge et la maturité d'un enfant.  Mais le fait que l’opinion d’un enfant soit prise en compte, et dans quelle mesure il l’est, dépend de la personne qui mesure sa maturité et qui décide de lui donner l’importance qui lui est apparemment due, le cas échéant. 

C’est sans surprise que cette question clé relative aux droits de l’enfant est encore une fois entièrement entre les mains des adultes. Et de cette question, deux autres en découlent naturellement.  Comment les adultes encadrent-ils le droit des enfants à être entendus ?  Et lui rendent-ils justice ? Ces points sont importants car la manière dont est mis en place ce droit a un impact sur la façon dont nous le comprenons et le percevons et détermine à terme la reconnaissance et le respect que nous lui attribuons. 

Ce qui est le plus parlant ici est la façon dont nous décrivons le droit d’être entendu dès le départ. Il va sans dire que les mots sont importants, nous nommons les choses par leurs noms pour savoir de quoi on parle et pour que ceux qui nous entourent nous comprennent. Mais dans un monde où les droits humains ont déjà des noms préétablis (comme le droit d’être entendu, la liberté d’expression et d’association, le droit de protester pacifiquement ou encore le droit à la citoyenneté), il n’est pas évident de comprendre pourquoi les discussions sur ces droits de l’enfant n’utilisent pas le même langage, mais au contraire portent une étiquette différente. C’est le cas de la participation, une question récurrente dans le domaine des droits de l’enfant.  Mais qu’est-ce que cela signifie ? Et surtout, cela rend-il justice aux droits de l’enfant ? 

Pour mieux introduire le sujet, commençons par l’Organisation des Nations Unies où son organe consacré aux droits de l’enfant, le Comité des droits de l’enfant, a abordé la question des droits de l’enfant à être entendu dans l’une de ses Observations générales, une analyse périodique des droits spécifiques aux enfants. Dans son rapport, aucune référence au droit de vote ou autres droits politiques n’est faite à aucun moment ; les droits civils sont mentionnés une fois tout comme la question de la citoyenneté, même si il n’y est question que de la citoyenneté que les enfants exerceront une fois adultes; en revanche,  le mot participation a été mentionné 50 fois. Ce terme est donc soit très important, soit très prudent. 

Le mot participation n’a pas de réelle signification au-delà de l’action même de prendre part à quelque chose, que ce soit un match, un débat, un vote ou bien travailler sur une ébauche de décision politique. C’est pourtant un mot que le domaine des droits de l’Homme a imprégné de signification. Le concept de la participation, bien que n’étant pas un droit en soi, fait référence au processus selon lequel les adultes impliquent les enfants dans des activités qui, en théorie, sont influencées par les opinions des enfants, et que les adultes prennent ensuite en considération lors de leurs prises de décisions sur un sujet. Pour sa défense, la participation ne prétend rien faire de plus que ce que décrit précédemment.  Néanmoins, la manière dont elle est utilisée dépend de nous. En pratique, on s’en sert pour lui faire dire plus que ce qu’elle signifie, et exprime souvent des déclarations de pouvoir pour les enfants quand en vérité il n’en est rien. 

Parmi les ONG par exemple, lorsque des projets concernant les droits de l’enfant sont promus comme étant réalisés avec la participation d’enfants, ils masquent le fait que ce sont des adultes qui ont choisi le sujet et ont ensuite consulté l’opinion des enfants, pas l’inverse. Le problème principal est que les enfants ne sont pas inclus dans la prise de décision. Bien qu’ils puissent être impliqués à un certain degré, cela ne fait pas d’eux des associés aux prises de décisions sur les contenus, la direction à prendre ou quoi que ce soit d’autre. 

Cette situation de status quo est renforcée par la façon dont le secteur des droits de l’Homme continue de fonctionner. Au lieu de remodeler la façon dont les enfants sont impliqués dans des sujets qui concernent les droits de l’enfant afin de leur donner une plus grande importance dans le processus, le secteur ne fait que reproduire la façon dont sont aujourd’hui faites les choses, c’est à dire de manière purement symbolique et décorative qui fait que les enfants impliqués ne savent pas ou comprennent mal en quoi leur présence représente une valeur ajoutée, et qui de surcroît n’offre aucune assurance ni même aucune indication qu’il y aura un quelconque effet suite à leur « participation ». 

Une fois de plus, nous observons que la prétendue participation des enfants ne les concerne en fait pas du tout, mais qu’elle a été usurpée par ceux qui affirment agir dans leur intérêt. Le fait que la participation des enfants soit même autorisée dépend exclusivement de la chance, d’une invitation ou de l’autorisation des adultes. De là à savoir si les opinions des enfants sont « dûment prises en considération » dépend de l’importance que les adultes choisissent de leur donner, le cas échéant. 

La situation révèle une dure réalité. Avoir une opinion et le droit de l’avoir est une chose, mais avoir de l’influence et du pouvoir est entièrement différent. En conséquence, et pour répondre à notre question précédente, le poids des opinions des enfants est aussi léger qu'une plume.

Quoi de mieux que la participation ? 

Cette discussion soulève une simple question de terminologie:si nous parlons de respecter le droit des enfants à être entendus et de valoriser leur prétendue participation, ne devrions-nous pas utiliser des termes plus valorisants ? 

Une fois de plus, c’est une question concernant les étiquettes que l’on colle et comment celles-ci dessinent les droits de l’enfant et influencent la façon dont nous les percevons - ainsi que la façon dont nous percevons les enfants eux-mêmes. Cette question s’étend au secteur des droits de l’Homme tout entier qui représente majoritairement les droits de l’enfant en termes de protection plutôt que de défense de leurs droits. Mais cette approche paternaliste ne fait rien pour améliorer la situation actuelle. 

Comme nous l’avons vu, en pratique, la participation n’est rien de plus qu’un apparat ou une distraction qui détourne des véritables droits civils et politiques des enfants. N’oublions pas que la vérité pure et simple est que les enfants n'ont pas leur mot à dire sur les conditions dans lesquelles ils peuvent s’exprimer, ou sur les conditions qui leur restreignent cette possibilité, ou encore sur le choix de la personne qui pourra agir en leur nom et les représenter, de manière parfois erronée. Cela doit changer et principalement parce qu’il semble que les enfants et les jeunes n'ont en réalité aucune confiance en nous. Selon les chiffres d’un sondage réalisé sur les jeunes, les questions pour lesquelles les enfants sont les plus préoccupés sont notamment le sentiment d’être privés de leurs droits ; il apparaît  qu’ils se méfient des adultes et des dirigeants du monde dans les prises de décisions qui les concernent. 

Il est temps de réclamer ce dont les enfants ont vraiment besoin afin d’être plus autonomes et encouragés à se représenter eux-mêmes, appelons cela par son nom. Cela n’est pas la participation, loin de là;elle n'est même pas prévue par la loi. En revanche le droit d’être entendu, le droit de vote et la liberté de pensée, d’expression et d’association le sont. Et ces droits peuvent parfaitement être résumés dans la formule suivante. 

La participation significative (meaningful participation en anglais). 

Mais non, on plaisante ! 

Le terme exact est citoyenneté. 

Cet article apparaît à l’origine dans le magazine What Lies Beneath, en téléchargement gratuit à cette adresse (en anglais) : http://home.crin.org/s/What-Lies-Beneath-Silence.pdf